Le futur accélérateur de particules géant du CERN:est-ce bien raisonnable ?
Le futur accélérateur de particules géant du CERN :est-ce bien raisonnable ?
Dans une tribune au « Monde », des politiques français et suisses, ainsi que des membres d’un collectif et d’ONG questionnent le projet du futur collisionneur sur les plans éthique et politique.
Publié le 21 mars 2024
L e Centre européen pour la recherche nucléaire (CERN), créé en 1954 et situé à la frontière franco-suisse, est une formidable institution. Employant 2 500 personnes en provenance du monde entier et comptant vingt-trois Etats membres, il vise à mieux comprendre l’origine de la matière et les grandes lois de l’Univers. On lui doit notamment l’invention du Web dans ses locaux, en 1989.
Le boson de Higgs y a été également découvert expérimentalement en juillet 2012 grâce au Large Hadron Collider (LHC), l’actuel accélérateur de particules du centre, le plus puissant au monde. La découverte de l’infiniment petit nous renseigne toujours davantage sur la matière, et ainsi sur l’origine de l’Univers, donc de nous-mêmes. Le CERN constitue une fierté internationale et notre bien commun, et c’est pourquoi ses projets nous concernent toutes et tous, bien au-delà de ses seuls scientifiques.
Ces dernières semaines, le CERN se fait surtout connaître pour son projet de futur collisionneur, le Future Circular Collider (FCC). Celui-ci permettrait de disposer d’une énergie près de dix fois plus importante que celle du LHC, constituant ainsi un extraordinaire « microscope » afin de sonder le coeur de la matière. Son intérêt scientifique peut donc apparaître incontestable et il ne s’agit pas de le remettre en question.
Simplement, d’un point de vue éthique et démocratique, le projet du FCC doit toutes et tous nous interpeller. Est-ce bien raisonnable d’envisager actuellement ce qui serait le plus grand chantier d’Europe et sans doute du monde, un immense tunnel de 92 kilomètres de circonférence qui passerait sous Genève et les départements de l’Ain et de la Haute-Savoie, enfoui à 240 mètres sous terre, et dont le diamètre de forage atteindrait 6,5 mètres, avec des travaux qui s’étaleraient sur une dizaine d’années, des déplacements quotidiens de centaines de poids lourds et des déblais équivalents à deux années de déchets de BTP de Haute-Savoie ?
Est-ce bien raisonnable de promouvoir une installation dont les huit sites de surface – Ferney-Voltaire, Choulex (Suisse), Nangy, Eteaux, Charvonnex, Cercier/Marlioz, Vulbens et Challex –, quipermettraient d’accéder à l’anneau et d’y accueillir les bâtiments techniques (sans compter leur accès routier), s’étendraient chacun en moyenne sur cinq hectares de terres encore préservées, ce alors que a France s’est fixé par la loi l’ objectif de zéro artificialisation nette à l’horizon 2050 ?
Une menace existentielle
Est-ce bien raisonnable d’envisager un projet dont la consommation électrique atteindrait 4 térawattheures, le triple de celle du LHC, qui consomme déjà en électricité l’équivalent de la moitié du canton de Genève, pour une empreinte carbone globale estimée à 100 millions de tonnes de CO 2 ,presque autant que ce qu’émet l’ensemble de la Suisse chaque année (112 millions de tonnes en 2021),ce alors que les politiques publiques genevoises actuelles visent la sobriété carbone ? Sans compter son impact sur la ressource en eau, la quantité d’électricité nécessaire à un tel projet laissant entrevoir des besoins hydriques considérables.
Les scientifiques du CERN ne vivent pas dans une tour d’ivoire et ne peuvent décemment ignorer les alertes de leurs collègues, en particulier du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution duclimat (GIEC) et de l’Inter governmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services [Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques] ( IPBES ), sur la gravité de la crise climatique et l’effondrement actuel du vivant sur l’ensemble de la biosphère.
Un enfant qui naît aujourd’hui n’est pas certain de pouvoir vivre sur une planète habitable lorsqu’il aura trente ans. Comment feindre d’ignorer cette menace existentielle ? Comment continuer le business as usual et la fuite en avant, même au nom de la science et de la recherche fondamentale ? Les avoir-faire et les connaissances accumulées par les scientifiques du CERN peuvent sans nul doute nous être d’une aide précieuse sur ces enjeux de société.
Le FCC reste à ce jour encore inconnu à la fois du grand public et de beaucoup d’élus locaux, qui n’en ont que vaguement entendu parler. Pourtant, beaucoup sont concernés par un projet qui risque d’exacerber encore plus les tensions en termes de consommation de terres agricoles et de ressources en eau ces prochaines années, sur un territoire où l’accès au foncier est déjà extrêmement tendu et où l’accès au logement relève du parcours du combattant.
Plus que jamais, nous sommes toutes et tous concernés par un projet d’une telle ampleur, et plus largement par cette interrogation abyssale : « Où va la science à l’heure de l’urgence climatique absolue ? »
Le CERN s’honorerait donc d’organiser en toute transparence un grand débat démocratique sur le sujet et de se doter à cette fin d’un comité d’éthique, de même que c’est le cas dans d’autres grandes institutions scientifiques comme le CEA ou le CNRS. Il y va de sa réputation comme de l’intérêt du grand public pour la recherche fondamentale, au moment où l’humanité a plus que jamais besoin de ses scientifiques pour relever l’immense défi du XXI e siècle, celui du maintien de l’habitabilité de la planète pour nous-mêmes et nos enfants.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » , écrivait Rabelais. Cinq siècles plus tard, cette maxime n’a peut-être jamais été autant d’actualité.
Christine Arrighi, députée de Haute-Garonne, membre de l’Off ice parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques(OPECST) ; Sophie Boussemart, secrétaire régionale des écologistes des pays de Savoie ; Elisabeth Charmot, membre fondatrice du collectif Co-CERNés ; Fabienne Grébert, conseillère régionale de Haute-Savoie ; Benjamin Joyeux, conseiller régional de Haute-Savoie ; Delphine Klopfenstein Broggini, conseillère nationale suisse et présidente des Verts genevois ; Maxime Meyer, conseiller régional de l’Ain ; Philippe de Rougemont, député genevois et cofondateur de Noé21, ONG suisse pour la transition énergétique ; Daniel Salmon, sénateur d’Ille-et-Vilaine, membre de l’OPECST