L’urgence du changement de modèle face aux tartuffes de l’agro-business

L’urgence du changement de modèle face aux tartuffes de l’agro-businessAlors qu’une fois de plus le monde agricole est dans la rue, on continue de voir les mêmes tartuffes sur les plateaux TV. Le malaise agricole, la faute du Mercosur, des normes environnementales et des écologistes ? Face à un système qui s’effondre sous nos yeux, si on débattait enfin sincèrement de nos choix agricoles pour nourrir tout le monde, et non pas les seuls marchés de l’agro-business ?

 Lundi 18 novembre 2024,
Par Benjamin Joyeux Journaliste indépendant et conseiller régional écologiste .
 Comme en novembre 2023, lors de manifestations qui s’étaient étalées sur plusieurs semaines, le « monde agricole » est dans la rue. Raison principale invoquée ? La crainte de la signature finale du Mercosur lors du G20 qui se tient actuellement à Rio de Janeiro[1]. Ce traité de libre-échange négocié depuis plus de deux décennies entre l’Union européenne et les Etats du Mercosur (Argentine, Brésil, Bolivie, Paraguay et Uruguay) fait craindre aux agriculteurs mobilisés une concurrence déloyale avec ces pays d’Amérique Latine. Comment ne pas leur donner raison ?



Manifestation d'agriculteurs contre l'autoroute du Chablais - juin 2024 © Benjamin Joyeux


Le Mercosur, ennemi bien commodeD’abord, 
évidemment que le traité du Mercosur est en l’état actuel une hérésie : poussé par la commission européenne pour être signé au plus vite, cet accord de « libre »-échange[2] prévoit d’abaisser les droits de douane sur des millions de tonnes de bœufs, de volailles, de porcs et de céréales en provenance d’Amérique Latine non soumises aux normes sociales et environnementales qui s’imposent à nos agricultrices et agriculteurs européens en général et français en particulier. La signature de ce traité signerait la mort de milliers de fermes supplémentaires en France et en Europe, dans un secteur qui n’a franchement pas besoin de ça. Passons sur le côté démagogique de ces lointains pays latinos qui seraient des pollueurs sans vergogne face à notre agriculture indistinctement si vertueuse, faisant mine de confondre l’agriculture biologique, la permaculture et l’agroforesterie à taille humaine avec le monde de l’agro-industrie, ses fermes des 1000 vaches, ses usines à porcs bretonnes et ses millions d’hectares en monoculture intensive. Surtout que lorsqu’il s’agit par ailleurs d’exporter vers l’Amérique du Sud des milliers de tonnes de fromages et d’hectolitres de vin, nous sommes bien contents.
Un consensus national contre le Mercosur semble s’être installé ces derniers jours, dénoncé tant par la FNSEA et par la coordination rurale que par Emmanuel Macron, l’actuelle ministre de l’agriculture Annie Genevard, en passant par le RN et les Républicains. Et l’on découvre atterrés les thuriféraires habituels de l’agro-business et du néolibéralisme le plus débridé se ranger cyniquement derrière des arguments défendus à raison depuis des décennies par ATTAC[3] ou la Confédération paysanne[4].C’est bien là que le bât blesse et que l’hypocrisie ambiante est tellement grotesque qu’elle en devient presque artistique. Ou pour le dire plus crûment, le foutage de gueule » est à son apogée.

Restes d'une charrue, Haute-Savoie, juin 2021 © Benjamin Joyeux

Les tartuffes de l’agrobusiness contre les paysans
Car arrêtons de faire semblant en parlant du « monde agricole » en général. Comme s’il n’y avait pas une différence de nature entre les grands patrons de l’agro-industrie, riches à millions et parfaitement représentés par l’actuel président de la FNSEA Arnaud Rousseau[5], patron du groupe Avril[6], et l’agriculteur que tout le monde connaît au village. Celui qui peine à boucler ses fins de mois avec la moitié d’un SMIC et dont les propres enfants ne veulent surtout pas reprendre l’exploitation, tant celle-ci leur semble être devenue synonyme d’un insatiable sacrifice, malgré toute la fierté ancestrale du monde paysan. Leurs intérêts réciproques sont diamétralement opposés. Voir actuellement Monsieur Rousseau déambuler dans les manifestations, entouré de tracteurs et d’agriculteurs en colère, c’est un peu comme imaginer Patrick Martin, le dirigeant du MEDEF, marcher au milieu des salarié-es d’Auchan ou de Michelin menacés de licenciements. Cela nous paraîtrait à raison parfaitement grotesque. Alors pourquoi ce qui est difficilement concevable dans les secteurs secondaire et tertiaire l’est pour le monde agricole ? 
Faut-il rétablir des cours de marxisme et de lutte des classes dans les lycées agricoles ?Peut-être, mais il faut surtout commencer par déconstruire les discours et la propagande de l’agro-business qui partout sur la planète fait croire que ses intérêts financiers de plus en plus voraces recoupent ceux des paysannes et paysans qui souhaitent simplement pouvoir vivre de leur métier en nourrissant correctement les gens[7]. Dans un pays comme l’Inde, actuellement en pleine mutation, on perçoit très clairement les immenses enjeux de cette crise agricole, avec plus de 700 millions de petits paysans directement menacés par un modèle mortifère[8].En France, cela fait des décennies que ça dure et que la propagande de la FNSEA fait croire que tout est de la faute des étrangers, des normes, de l’Europe, des écologistes… en refusant de voir l’éléphant au milieu de la pièce : le modèle néolibéral d’agrobusiness qui à force de concentration et d’intensification a réussi le triple exploit de détruire le vivant et de faire disparaître les paysans tout en ne réussissant même pas à nourrir correctement le monde[9]. D’environ 10 millions de paysannes et paysans au sortir de la seconde guerre mondiale, nous en comptons à peine 1,6 million aujourd’hui, dont la moitié partant à la retraite d’ici 2030 ne sera pas remplacée. C’est le plus grand plan social de toute l’histoire de notre pays, exécuté inexorablement et à bas bruit. Et ce n’est ni la faute des normes environnementales, ni des militants écolos, ni des végans, ni du soja brésilien, mais du patronat et des politiques néolibéraux bien français, pour qui « modernité » rimait et rime toujours avec « compétitivité » et « attractivité ».

Changer enfin de modèle agricole

Vaches dans un champ à Thorens-Glières (74), juin 2024 © Benjamin Joyeux

Alors l’hypocrisie des Rousseau, Macron, Genevard et consorts, ça suffit ! Oui il faut refuser ce traité du Mercosur, mais cela ne réglera en rien la crise du modèle agricole actuel. Il faut tout réinventer, depuis les aides de la PAC accordées à l’activité et non plus à l’hectare[10] jusqu’au soutien bien plus affirmé à l’agriculture bio et paysanne plutôt qu’à l’intensif, en passant par une idée révolutionnaire qui pourrait redonner de la fierté à la paysannerie française : la Sécurité sociale de l’alimentation[11]. Que notre nouveau mot d’ordre agricole soit enfin « souveraineté alimentaire » plutôt que « compétitivité ». Et que l’on délivre le monde paysan du harcèlement de normes, dû non pas aux écologistes qui n’ont jamais été aux manettes mais aux multinationales de l’agro-business réclamant toujours plus de standardisation dans leur conquête des marchés mondiaux. Et toutes ces nouvelles orientations agricoles devraient enfin être largement et démocratiquement débattues par tout le monde. Car y-a-t-il de choix démocratique plus important que le contenu de nos assiettes ?La droite et l’extrême droite françaises peuvent donc continuer de verser des larmes de crocodile sur nos agriculteurs, ils finiront noyés dans leurs propres contradictions. Alors que les écolos, depuis au moins Gandhi jusqu’aux Soulèvements de la Terre, en passant par René Dumont, José Bové ou encore Vandana Shiva, se sont toujours battus contre ce modèle néolibéral, pour toutes les paysannes et les paysans de la planète. S’en prendre à eux plutôt qu’au modèle dominant, c’est frapper son thermomètre quand on a de la fièvre. Ça n’a jamais aidé à la guérison.Comme le disait le Mahatma : « L'erreur ne devient pas vérité parce qu'elle se propage et se multiplie ; la vérité ne devient pas erreur parce que nul ne la voit. »

Benjamin Joyeux
[2] Le mot « libre » apparaît en l’espèce on ne peut plus orwellien pour les millions de petits paysans pris à la gorge.
[5] Lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Arnaud_Rousseau. D’ailleurs son 1er qualificatif est « homme d’affaires ».
Lire https://www.monde-diplomatique.fr/2024/05/LAIME/66834[8] Lire https://blogs.mediapart.fr/les-ecologistes-dauvergne-rhone-alpes/blog/260124/de-l-inde-l-europe-l-urgence-d-un-autre-modele-agricole[9] Lire https://www.lemonde.fr/planete/article/2024/04/24/crises-alimentaires-le-nombre-de-personnes-menacees-par-la-faim-dans-le-monde-n-a-jamais-ete-si-eleve_6229625_3244.html[10] Lire https://pouruneautrepac.eu/analyse-du-contenu-de-la-reforme/[11] Lire https://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9curit%C3%A9_sociale_de_l%27alimentation
Journaliste indépendant et conseiller régional écologiste